Cratyle


Voici enfin le fameux Cratyle dont parlent Aristote et Diogène, celui qui a familiarisé Platon avec les doctrines d’Héraclite. Son dialogue éponyme, de la jeunesse de Platon, traite de la rectitude des signes. Cratyle et Hermogène sont d’opinion opposée, l’un disant que les noms sont d’origine naturelle, l’autre de quelque convention, mais dont la position radicale le fait être fait par chacun (idiolecte). Cette opposition est connue sous la forme Physei/Thesei.


[384d] Ἐμοὶ γὰρ δοκεῖ ὅτι ἄν τίς τῳ θῆται ὄνομα, τοῦτο εἶναι τὸ ὀρθόν·
En effet, il me semble que n’importe quel nom donné [θῆται<τίθημι] à une chose est son juste nom.


I. Des noms naturels et l’imitation


1. La nomination et la nature des choses


Quand Socrate d’abord interroge Hermogène sur l’origine de l’arbitraire, celui-ci dit que chacun, Etat ou particulier, peut instituer un nom (exemple des esclaves auxquels on change le nom, quand eux ne changent pas). Socrate ne manquera pas de trouver la filiation de cette idée chez  Protagoras.
Après avoir établi une certaine stabilité dans les choses, ni absolument uniforme pour tous ni autre pour chacun, Socrate dit de même des actes [πράξεις] qui les concernent, se faisant selon leur nature [387a] ; ainsi nous ne pourrons pas couper quelque chose de la manière voulue, arbitraire.

Mais parler, n’est-ce pas une action ? Ainsi est nommer, qui autant se rapporte aux choses. La vision est ensuite explicitement instrumentaliste, à la manière habituelle de Platon : tout comme un battant sert à démêler le fil, un nom sert à nommer [ὀνομάζειν] [388a].

En outre,

Ὄνομα ἄρα διδασκαλικόν τί ἐστιν ὄργανον καὶ [388c] διακριτικὸν τῆς οὐσίας ὥσπερ κερκὶς ὑφάσματος.
Le nom est donc un instrument d’enseignement et de démêlage de la réalité ainsi que le battant du tissage.

Le battant est employé par le tisserand, fait par le menuisier, percé par taillandier, maîtres en leurs arts respectifs, par analogie de qui l’usager du nom emploie-t-il l’ouvrage ?

C’est de la loi du législateur [388e], « l’artisan du nom », et non de tout homme, d’autant plus que celui-là est le plus rare.

Comme le menuisier qui fait le battant en fonction de la nature du tissage, et surtout en fonction d’un modèle idéal et non celui qui vient de se casser — s’il doit le refaire, — le législateur fait le nom avec sons et syllabes, βλέποντα πρὸς αὐτὸ ἐκεῖνο ὃ ἔστιν ὄνομα (regardant vers l’idée du nom — le modèle).

Mais comment expliquer la diversité des noms présentant des mêmes choses ? (voir Ar., De l’int. 16a) Socrate dis que même si les forgerons n’emploient pas le même fer partout, ils travaillent dans le même but, tout aussi bon s’il représente bien le modèle.

Ce législateur, comme le menuisier, doit être distinguer de celui qui commande l’ouvrage, le dirige et le juge, tisserand ou dialecticien [390d].

Ces hommes sont donc ceux qui ont su réaliser l’idée dans les lettres et les syllabes [εἴς τε τὰ γράμματα καὶ τὰς συλλαβάς].


2. La propriété des noms : l’imitation de la nature des choses


[391b] Dès lors il faut chercher la rectitude, la propriété des noms, après avoir distingué, chez Homère, la langue des hommes de celle des dieux, ayant chacune un nom propre à elles pour une même chose.

[393d] Si l’essence est exprimée, une lettre de plus ou de moins n’importe pas. Ainsi pour les lettres de l’alphabet (A = Alpha) où prédominent la lettre qu’ils désignent ; et de même que pour les φάρμακα, par exemple, leurs apparences pourra tromper le vulgaire, non le médecin.


Ὥσπερ ὃ νυνδὴ ἐλέγομεν, « Ἀστυάναξ  »  τε καὶ  « Ἕκτωρ » οὐδὲν τῶν αὐτῶν [394c] γραμμάτων ἔχει πλὴν τοῦ ταῦ, ἀλλ᾽ ὅμως ταὐτὸν σημαίνει. Καὶ « Ἀρχέπολίς  »  γε τῶν μὲν γραμμάτων τί ἐπικοινωνεῖ; δηλοῖ δὲ ὅμως τὸ αὐτό·

Comme dans les noms dont nous discutions, « Astyanax » et « Hector » n’ont aucune mêmes lettres, fors le T, néanmoins ils signifient la même chose. Et qu’ont les lettres d’« Archépolis » (chef de ville) en commun avec eux ? Ce nom signifie pourtant la même chose.


On comprend comment le nom ne peut être absolument naturel, mais aussi qu’il ne doit laisser de correspondre essentiellement à son référent. Les exemples donnés par Socrate, plus ou moins avérés, sont nombreux :

Tantale [τάνταλος] : τάλας, malheureux.
Zeus [Ζεύς] : à l’accusatif Δία, et Ζῆνα, exprimant l’essence du dieu par la cause — δι' ὅν — de la vie, τοῦ ζῇν.
Poséidon [ποσειδῶν] : de ποσί/δεσμον, entrave, lien pour les pieds.
Hadès [Ἅδης] : de ἀειδές, invisible.
Uranus [Οὐρανία] : ὁρῶσα τὰ ἄνω, contempler les choses d’en-haut.
Theoi [θεοί] : de courir — θεîν, — les dieux étant à l’origine les astres.
Héros [ἥρωες] : de ἔρως, l’amour, puisqu’ils impliquent l’amour entre un dieu et un humain.
Hommes [ἄνθρωποι] : d’une proposition, ἀναθρῶν ἃ ὅπωπε, contempler ce qu’on voit.
Âme [ψυχὴ] : ἀναψῦχον, ce qui rafraîchit.
Corps [σῶμα] : le σῆμα, tombeau, ou signe. Ou ce qui conserve, τὸ σῶμα.

Il faut en outre noter quelques explications d’élégance outre l’essence, une élégance souvent cause de la dérivation des noms. Mais arrivé à ces noms primitifs, ceux du législateur, il faudra étudier leur propriété, et voir ce qui se passerait en leur absence :


[422a] εἰ φωνὴν μὴ εἴχομεν μηδὲ γλῶτταν, ἐβουλόμεθα δὲ δηλοῦν ἀλλήλοις τὰ πράγματα, ἆρ᾽ οὐκ ἄν, ὥσπερ νῦν οἱ ἐνεοί, ἐπεχειροῦμεν ἂν σημαίνειν ταῖς χερσὶ καὶ κεφαλῇ καὶ τῷ ἄλλῳ σώματι;

Si nous n’avions ni voix ni langue, mais voulions nous désigner réciproquement les choses, ne devrions-nous pas tenter, comme les muets, de faire des signes avec les mains, la tête et tout le corps ?


Cependant, le bêlement ne nomme pas le mouton ; en d’autres termes, le nom, par syllabes et lettres, n’imite pas précisément les qualités (formes, sons, couleurs) comme un peintre ou un musicien le font, mais l’essence. Socrate passe donc à l’étude des lettres et syllabes, qui sont principes des noms. Par exemple :

[426c] ρ : expression du mouvement (ῥεῖν, τρόμος, etc.)
ι : exprime la finesse ;
ψ, φ, σ, ζ : expriment l’idée du souffle (ψυχρόν, σεισμός, etc.)


II. De la convention dans les noms ; de l’origine première


1. La réfutation de l’opinion que tous les noms sont justes


 [430a] ἆρ᾽ οὐκ ἄλλο μὲν ἂν φαίης τὸ ὄνομα εἶναι, ἄλλο δὲ ἐκεῖνο οὗ τὸ ὄνομά ἐστιν;
Ἔγωγε.
Οὐκοῦν καὶ τὸ ὄνομα ὁμολογεῖς μίμημά τι εἶναι τοῦ [430b] πράγματος;
Πάντων μάλιστα.

Admettrais-tu que le nom est quelque chose, la chose une autre ?
Oui.
Et que le nom est une imitation de la chose nommée ?
Certainement.


Mais alors, dit Socrate, rapporter l’image de l’homme à l’homme, et la rapporter à la femme n’implique la justesse que de l’une des deux, comme le concède Cratyle. Mais ce dernier considère que si cela est vrai pour la peinture, ce ne l’est pas pour les mots. Socrate récuse cette différence : il est également valable, quant à la vérité, de montrant à un homme une image d’homme, et de lui dire « homme ».

Cratyle considère qu’un nom dérivé de l’origine, s’il ne représente plus l’essence, n’est plus un nom, et que donc tous les noms sont justes. Socrate cependant lui montre que les images ne doivent pas posséder exactement ce qu’ont leurs modèles, au prix de doubler les choses et ne plus pouvoir discerner le nom de la chose. La correspondance doit être essentielle, mais non étroite.


2. L’importance de la convention et l’origine absolue des noms primitifs


Pour les noms dérivés, la convention est pourtant importante :


[435a] Οὐκοῦν εἰ γιγνώσκεις ἐμοῦ φθεγγομένου, δήλωμα σοι γίγνεται παρ᾽ ἐμοῦ;
Si tu reconnais ma prononciation, je me suis fait comprendre.


Si une lettre ne convient pas à l’essence de la chose, néanmoins la convention, l’habitude, devient la règle de rectitude du nom.

Les noms ont la puissance d’enseigner. Socrate avance qu’un législateur peut se tromper pourtant, et que le nom ne suffit pas à l’enseignement de la chose. D’après Héraclite, le nom stabilise des choses en perpétuel flux. Cependant certains mots, comme « science », présentent une stase de l’âme sur les choses plutôt que d’être leur cortège. Il a donc deux espèces de noms, selon le mouvement et le repos ; la difficulté vient de ce que la connaissance elle-même peut être sujette au changement.

Si les premiers noms ne pouvaient avoir pour principe d’autres noms, ou même des lettres, il faut admettre que l’origine des premiers noms est due à quelque puissance supérieure [438c], ou que l’on puisse connaître les choses sans l’aide des noms [438d], question sur laquelle se clôt le dialogue.


Conclusion


Il faudra retenir le caractère de la correspondance entre le nom et la chose : essentielle mais non étroite. Ainsi la convention peut progressivement se substituer à la rectitude originelle. Deux propriétés importantes sont dévolues au nom : l’imitation de la nature des choses, la vertu de pouvoir enseigner.







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